La mode, un secteur dominé par l’homme
La parité est un objectif difficilement réalisable dans de nombreuses industries auquel la mode n’échappe pas. Dans ce secteur où la clientèle est majoritairement féminine, les hommes occupent en effet la plupart des postes clefs.
À l’occasion de la saison Printemps-Été 2017, qui a débuté avec la Fashion Week de New York du 6 au 16 septembre, le site The Business of Fashion a enquêté sur les marques de prêt-à-porter féminin qui défilent à New York, Londres, Milan et Paris (dont la Semaine de la mode se tient jusqu’au 5 octobre).
Résultat : sur les 371 créateurs à la tête des 313 marques participant à l’une de ces manifestations cet automne, seules 40,2 % sont des femmes. Cela dit, ce déséquilibre n’est pas partout le même. New York et Londres, où défilent des marques plutôt jeunes, ont la plus grande proportion de créatrices, avec respectivement 47,3 % et 40,5 % de stylistes femmes. Paris et Milan, où défilent surtout des marques établies et prestigieuses, comptent le moins de créatrices dans leurs rangs : 37 % dans la capitale française et seulement 31 % pour Milan.
Le plafond de verre
« Même si certaines maisons de couture ont été fondées par des femmes, déplore Julie de Libran, directrice artistique de Sonia Rykiel, aujourd’hui malheureusement elles sont souvent dirigées par des stylistes hommes. » En 2015, elles étaient moins de 25 % à diriger les plus grandes marques de mode. Et la tendance est encore pire dans les grandes maisons. Avant la nomination en juin 2016 de Maria Grazia Chiuri comme directrice artistique de Dior, seulement trois des 15 marques de mode et de luxe du groupe LVMH étaient dirigées par des femmes : Phoebe Philo chez Céline, Carol Lim chez Kenzo et Florence Torrens chez Thomas Pink (Danielle Sherman ayant quitté la direction artistique de Edun au mois de mai). Parmi les grandes marques du groupe Kering, on ne trouve que deux directrices artistiques : Stella McCartney et Sarah Burton pour Alexander McQueen.
« Ce sont les hommes qui prennent les décisions, et lorsqu’ils ont le choix entre un homme et une femme, ils choisissent toujours l’homme. » Julie de Libran, directrice artistique de Sonia Rykiel
Certains croient voir une corrélation entre le manque de stylistes femmes à la tête des grandes marques et la domination des hommes dans les postes décisionnels. « C’est une industrie majoritairement dominée par des hommes, ce sont eux qui prennent les décisions… et lorsqu’ils ont le choix entre un homme et une femme, ils choisissent toujours l’homme », affirme Julie de Libran. Tout en étant majoritaires au sein des entreprises du secteur, elles ne sont qu’une poignée à occuper les postes décisionnels. « Lorsque les femmes décrochent un emploi, lance la créatrice Phoebe English, dont la marque éponyme créée il y a cinq ans défile à la Fashion Week de Londres, elles n’obtiennent pas les postes les plus importants. » De fait, on les retrouve généralement aux postes créatifs de niveau débutant alors même qu’elles sont plus nombreuses à avoir fait une école de mode.
Mère de famille et chef d’entreprise
Comme dans beaucoup d’autres secteurs, les questions de la maternité et de l’éducation des enfants sont encore un ressort essentiellement féminin et peuvent constituer une entrave à leur réussite. « De plus en plus souvent, faire carrière signifie des heures de travail à rallonge et une totale disponibilité », explique Allyson Stokes, professeur adjointe à l’université de Waterloo (Canada). De fait, le calendrier du directeur artistique est bien rempli, et nombreux sont les créateurs à la tête d’une grande marque qui ont évoqué la difficulté de maintenir un équilibre vie-travail. Gérer sa carrière quand on a une famille complique encore les choses. « J’ai élevé deux filles, dirigé ma propre entreprise, créé des vêtements et essayé de préserver les emplois de mes salariés, explique la créatrice Vera Wang. J’avais l’impression de ne pas avoir assez de temps pour m’occuper de tout ça à la fois. »
Autre facteur discriminant, l’âge : « En général, le directeur artistique a entre 30 et 45 ans, ajoute Moira Benigson, directrice associée de MBS group, une agence de recrutement de cadres. C’est le moment où traditionnellement les femmes se marient et envisagent de fonder une famille, ce qui est quasiment impossible si l’on occupe un poste aussi épuisant. »
Afin de préserver le talent de leurs créateurs, certaines entreprises sont prêtes à faire de gros efforts pour répondre à leurs besoins. Ainsi, Céline a transféré de Paris à Londres ses studios de création après avoir nommé comme directrice artistique Phoebe Philo, installée dans la capitale britannique avec son mari et ses trois enfants. Et, en 2012, la marque a même choisi d’annuler son défilé Automne-Hiver 2012 pour relâcher la pression sur Phoebe Philo qui était sur le point d’accoucher, un geste de respect envers celle qui a contribué à faire de la maison française l’une des marques stars du groupe LVMH.
« Les femmes doivent continuer à s’imposer et à être très actives »,affirme Julie de Libran. De fait, comme l’ont montré de nombreuses études sur plusieurs secteurs d’activité, « les hommes parlent plus facilement de prendre des risques, osent plus facilement demander des augmentations. Ils ont aussi davantage tendance à aller voir leur patron pour leur demander une promotion », explique Allyson Stokes.
« Pendant mes études à la Central Saint Martins, j’ai connu des tas de garçons qui avaient visiblement plus confiance en eux que moi et qui avaient tendance à viser des maisons de couture plus importantes et plus connues, se souvient Phoebe English. Il faut être courageux et savoir prendre des risques pour prendre la tête des grandes maisons de mode. »
« Nous sommes dans un nouveau cycle, où il n’est plus question de genre. C’est désormais le talent qui intéresse les marques. » Floriane de Saint-Pierre, directrice d’un cabinet de recrutement
Néanmoins, les récentes nominations de Bouchra Jarrar chez Lanvin et de Maria Grazia Chiuri chez Christian Dior – première femme à diriger la marque française – sont des signes encourageants. « Même si l’industrie est encore dominée par les hommes, de plus en plus de créatrices accèdent aux postes clés. C’est une excellente nouvelle », se réjouit la styliste Mary Katrantzou, dont la marque a défilé à la Fashion Week de Londres.
Fait nouveau, après des décennies de domination masculine, un nombre inédit de jeunes créatrices a obtenu des récompenses ces dernières années. Mary Katrantzou a remporté le BFC/Vogue Fashion Fund 2015, tandis qu’Aurora James, directrice artistique de Brother Vellies, a été co-lauréate du CFDA-Vogue Fashion 2015 et que Johanna Senyk a gagné le grand prix de l’Andam 2016 avec sa marque Wanda Nylon.
« J’ai l’impression qu’un changement est à l’œuvre. Quand on observe la nouvelle garde des designers à Londres, la plupart dessinent des vêtements pour une clientèle du même sexe qu’eux », souligne Faustine Steinmetz, l’une des six stylistes à avoir reçu le soutien financier du British Fashion Council pour la collection printemps-été 2016. « Nous sommes dans un nouveau cycle, où il n’est plus question de genre. C’est désormais le talent qui intéresse les marques,explique Floriane de Saint-Pierre, directrice d’un cabinet de recrutement. Le talent a toujours existé, mais aujourd’hui les femmes gagnent en visibilité et en reconnaissance. »
Par Helena Pike à Londres
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